Le début du siège d'Antioche
Durant une semaine, tout à la joie de retrouver devant Antioche une halte paisible, on avait fait bombance. Les filles des paysans n'étaient pas farouches, le vin coulait à flots, il y avait de la viande sur les tables : celle des buffles qui pacageaient dans les prairies bordant l'Oronte et ses moulins géants. Beaucoup se disaient qu'à tout prendre, si cette halte se prolongeait quelques semaines, voire quelques mois, ils n'y trouveraient pas à redire et remercieraient le Seigneur de ses largesses.
Et puis le mauvais temps était venu. Et puis la nourriture s'était raréfiée ; les vivandiers devaient aller de plus en plus profond dans l'arrière-pays et ne revenaient pas toujours. Le pire, c'était l'inaction : elle poussait au relâchement des moeurs et à l'ennui qui minait le moral. Au début du siège, les chefs avaient occupé leurs hommes et les pèlerins à des travaux de terrassement et d'édification d'une forte tour face à la porte Saint-Paul, et à la réalisation d'un pont de bateaux sur le fleuve. Le déluge avait interrompu ce bel élan.
Que faire ? Telle était la question que se posaient chaque jour les barons. Affamer cette ville ? elle était trop bien pourvue en bétail. L'assoiffer ? les points d'eau étaient innombrables. Mener des attaques sur des points vulnérables ? c'était risquer des pertes en vies humaines pour des résultats improbables.
Autour de la grande cité, le monde semblait figé dans une éternité de pluie, de brume et de silence. Malgré la vigilance dont on entourait le camp, des guerriers turcs parvenaient à s'y infiltrer dans la nuit, égorgeant des soldats avant de disparaître à travers l'ombre comme des fantômes. Un soir où un seigneur d'Allemagne jouait aux échecs à la chandelle sous sa tente, deux brigands surgirent, coupèrent la tête du mari et emportèrent sa femme qui dut aller finir ses jours dans un harem d'Alep ou de Damas. Il fallait aussi veiller sur les chevaux que les Turcs emportaient à la faveur de la nuit ou éventraient.
La famine durant le siège
Poussés par la faim, écrit Foulcher de Chartres, nos gens mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à peine à croître dans les champs, des herbes de toute espèce, qui n'étaient même pas assaisonnées avec le sel, des chardons que, faute de bois, on ne pouvait faire assez cuire pour qu'ils ne piquassent pas la langue de ceux qui s'en nourrissaient, des chevaux, des ânes, des chameaux, des chiens même et des rats ; les plus misérables dévoraient les peaux de ces animaux et, ce qui est affreux à dire, les souris et les graines qu'ils trouvaient dans les ordures. Il leur fallait supporter encore, pour l'amour de Dieu, des froids âpres, des vents impétueux, des chaleurs brûlantes et des pluies battantes. Déjà les tentes, pourries et déchirées par les torrents de pluie qui les inondaient, étaient tellement hors de service, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. Un soir de janvier 1098, l'horizon s'était empourpré soudain, la terre avait tremblé, un signe en forme de croix apparut pointant vers l'Orient. Les croisés étaient saisis de terreur, même les plus braves.
Le siège n'en finissait pas et beaucoup étaient prêts à renoncer. Les Turcs rendaient coup pour coup. Ils avaient déjoué toutes les manoeuvres et même détruit une tour roulante bien qu'elle eût été couverte de peaux fraîches. Ils employaient les habitants à porter les matériaux nécessaires à la réparation des remparts. De la sorte, pierrières et mangonneaux restaient inopérants et l'on désespérait d'ouvrir une brèche. Le légat et les moines avaient beau dire que Dieu voulait purifier ses fidèles avant de leur donner la victoire, la démoralisation gagnait les coeurs les plus fervents. Le conseil de l'armée décida de chasser "les folles femmes et servantes de mauvaise vie". On menaça de châtiments sévères les adultères et fornicateurs, les ivrognes, les joueurs impénitents, et bien entendu les déserteurs.
Bohémont, chef de la croisade ....
Ce prince devint le chef de la croisade. D'emblée il engagea des mesures radicales : il exigea le renvoi du capitaine byzantinTatikios Nez d'or, de crainte que, le moment venu, il ne revendiquât pour son maître la remise de la place, en vertu d'un contrat que le basileus n'avait pas respecté. Trop heureux de s'extraire de ce bourbier où ils risquaient de laisser leur vie, les Byzantins reprirent la mer au port de Saint-Siméon. Puis le prince entreprit de faire la chasse aux espions arméniens qui pullulaient dans les rangs de l'armée. Pour appliquer cette dernière mesure de sécurité, il n'y alla pas par quatre chemins : un groupe de ces brigands pris en flagrant délit furent livrés aux bouchers, égorgés, dépecés puis rôtis membre à membre sous les yeux des Turcs qui poussaient de hauts cris sur les remparts. Afin d'éviter une attaque inopinée de l'ennemi, il envoya des émissaires aux émirs des environs pour les mettre en garde : l'armée recomposée était en mesure de tenir tête à cent mille Turcs !